C’est aussi ça le congrès des Ceméa. Virevolter de droite à gauche, trouver son chemin, et tomber sur celle citée à multiples endroits dans des écrits de formation en travail social. Ni une ni deux, je me dirige vers cette gente dame portant ma jeune expérience à bout de bras.

C’est toute une approche des jeunes des quartiers populaires urbains à la croisée de l’éducation nouvelle et de la psychosociologie que je viens saluer. Joëlle Bordet a besoin d’un coup de main pour monter une exposition sur l’un de ses derniers projets, soit donner la voix à 80 jeunes du monde entier sur leur vécu de la pandémie, avec le réseau de recherche-intervention « Jeunes, Inégalités sociales et périphéries ».

Mes petites mains lui ont servis à imprimer les lettres que ces jeunes se sont adressées à l’international. Joëlle Bordet prend le temps de montrer leurs témoignages face caméra, le regard parfois ému. Dans une logique de don et de contre don, elle m’accorde ensuite une interview. Nous nous isolons, et je pars en voyage dans son monde optimisme, curieux et bienveillant.

Des formations

Joëlle Bordet a été instructrice permanente aux Ceméa de 1978 à 1984. Elle a dans ce cadre investi le groupe de travail national par rapport aux adolescents, du jeu dramatique, et de la santé mentale. Elle s’est ensuite tournée vers l’international, d’abord en Algérie. Sa permanence l’amène à former des animateurs issus de la migration, en lien avec ce temps si spécifique de notre Histoire. Elle a cette chance d’être entrée rapidement dans une dynamique internationale. Des grands noms de l’éducation nouvelle se succèdent auprès d’elle, avec Gisèle de Failly dans le rétroviseur. Portée par les Ceméa, Joëlle mentionne que l’association a été fondamentale dans sa construction de pédagogue et de chercheuse. Elle témoigne ici d’un lien de compagnonnage. Les Ceméa vivent une crise importante dans les années 80, liée au retrait financier de l’état et à la décentralisation. Ils passent à la forme associative. En parallèle, Joëlle vit ses premières opérations d’été dans les quartiers populaires, et découvre l’importance « de créer des coopérations institutionnelles ». Elle quitte en tant que salariée les Ceméa, et découvre la psychosociologie. Son doctorat l’amène vers une démarche d’immersion dans un quartier de la proche banlieue parisienne. Elle y est accueillie par des animateurs qu’elle avait formés aux Ceméa. Jacques Selosse, qui crée le premier institut en travail social au Maroc, en concomitance avec Jacques Ladsous qui crée un institut en Algérie, l’accompagne à penser, écouter, accompagner ce public. Jean Dubost, professeur et psychosociologue l’encourage et l’accompagne dans le développement de la recherche intervention. Grâce à une bourse d’études de l’Education nationale, elle reprend un DEA à l’institut d’urbanisme de Paris. Orientée vers l’observation des Gitans, elle fait ses armes avec l’observation participante et les entretiens. Elle reviendra aux jeunes des quartiers populaires pour sa thèse, aujourd’hui publiée.

Joëlle recueille et raconte avec enthousiasme des réflexions collectives sur la manière dont les jeunes vivent la mondialisation, et en quoi cela influe sur leur construction identitaire. Elle est invitée aux premiers séminaires pour parler de son immersion, des difficultés de s’introduire dans les quartiers, aux questions que cela lui soulève. Les « jeunes de la cité » retrace sa recherche. Son parti pris se clarifie : elle souhaite raconter ce qu’elle observe, questionner les jeunes sur leur vécu, qu’ils lui expliquent ce qu’elle observe. Elle tiendra cette position d’écoute tout au long de sa vie de chercheuse, essayant de mettre des mots sur ce que pensent les personnes qui l’entourent. Cela ne l’empêche pas d’être ce qu’elle appelle « autoritaire sur le verbe », et de porter un attachement à des valeurs pédagogiques, qu’elle va confronter régulièrement aux publics qu’elle accompagne en tant que psychosociologue. Joëlle Bordet fait face à l’altérité.

Une profession

Elle entre au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), où se trouve un pôle sciences humaines, créé par Jacqueline Palmade, pour travailler sur l’habitat avec la caisse des dépôts et analyser comment l’argent pourrait être utilisé pour le développement des quartiers populaires. Elle participe de ce fait à la transformation de ces quartiers, en lien avec la politique de la ville. Ce travail est exigeant, ses recherches sont financées à hauteur de 80 000 euros, des rapports à rendre, des conférences à mener.

Ses rencontres à l’international explosent : elle travaille au Brésil avec l’association et des professeurs de psychologie clinique, en Russie avec les Ceméa et plus particulièrement Michel Duterde, sur la question de la transformation des écoles, en Colombie sur ce que représente la justice pour les jeunes. Ces différentes expériences l’amènent à réfléchir sur l’éthnicisation du lien social. Elle contribue à mettre en réflexion les professionnels, les responsables de l’action publique sur les modes de socialisation des jeunes. Pour cela, elle mène des recherches intervention en référence à la psychosociologie. Joëlle Bordet met ainsi la jeunesse au centre de sa réflexion, s’entourant de chercheurs et de pédagogues pour développer sa pensée collectivement, sur l’écoute des jeunes dans une société en plein bouleversement, percutée par le numérique et de nouveaux rapports de genre. Son travail au CSTB lui permet de traduire les propos des jeunes et d’en témoigner d’une manière analytique. Son travail n’aurait selon elle jamais été possible sans la demande des acteurs publics. Son insertion dans le service Sciences humaines du CSTB lui a permis d’apprendre à dépendre de financements, à travailler dans une recherche sous contrainte, naviguant avec ses valeurs, et faisant dialoguer ce qu’elle retenait de ses entretiens avec des élues locaux. Des moments réguliers de dialogue avec les Ceméa ont enrichis ses recherches.

Ce parcours l’a amené à crée le Réseau international Jeunes, inégalités sociales et périphéries. « Une initiative collective pluridisciplinaire, internationale qui associe des pédagogues des artistes et des chercheurs [venant du] Brésil, de la Russie, d’Ukraine, du Sénégal , d’Israël, de Palestine, d’Italie , du Portugal de France dont Mayotte se sont réunis et ont réfléchi à définir un objet partagé : comment mieux comprendre les conditions de vie des adolescents et des jeunes adultes ainsi que leur processus « pour faire leur adolescence ». Ce réseau vient mettre à l’épreuve des idées avec des jeunes de différents pays. L’interculturalité de ce projet permet de faire agir différents jeunes, dont les aspirations divergent. Ils s’associent autour du débat, affutant leur esprit critique, pour la formation des citoyens de demain. Le réseau permet cela, dans un fonctionnement non institué, des personnes s’allient sans dépendre les unes des autres. Cette gratuité du lien, dans un espace sans attente si ce n’est l’écoute des aspirations de la jeunesse donne à voir une autre forme de l’institution.

Des aspirations

Le défi pour faire évoluer le monde de demain selon Joëlle ? Ré-humaniser stratégiquement les institutions et se révolter contre une rationalité instrumentale, sans s’épuiser dans des positons d’insatisfaction. Pour cela, il est nécessaire de se sentir suffisamment en phase avec ses idéaux, et tout un équilibre sera à trouver pour continuer à faire la ville ensemble, avec tous. Nous avons tous, éducateurs, animateurs, chercheurs, des choses à apprendre de la grande marginalité, de l’altérité radicale, du travail de l’ailleurs, du lointain, de l’international.

Et c’est précisément pour cela que son témoignage m’intéresse en tant que jeune professionnelle. Aujourd’hui, les contraintes liées aux institutions prennent une place trop importante dans un contexte en pleine mutation. Mon travail en tant qu’éducatrice spécialisée est traversé par de profonds changements. Les professionnels disparaissent dans ce cadre sous un rouleau compresseur. Une usure est partagée par de nombreuses structures. La dynamique de projet écrase le temps de l’accompagnement, entrainant une perte de sens dans ma présence aux côtés des publics. La traduction de ces difficultés sur le terrain est peu pensée par la recherche, et peu traduisible/compréhensible de ce fait pour/par les élues locaux pourtant institutions de tutelles dans le cadre de la Protection de l’enfance. L’expérimentation au coeur de mon action n’est pas formalisée, sans financement envisagé, et tient parfois quasiment lieu d’une utopie par manque de temps pour se mettre en réflexion clinique. L’agir comme je le conçois aux Ceméa manque cruellement d’espaces. L’expérimentation de Joëlle Bordet me conforte dans l’idée qu’une responsabilité est à tenir pour agiter le monde du travail social de demain, afin de poursuivre résolument un cheminement fondée sur l’éthique du lien.


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« L’importance de la valorisation, de la reconnaissance des différentes formes d’engagements volontaires des jeunes » Ludovic Falaix

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